6.
Après les grandes vacances, il a fallu que je retourne à l’école. J’avais oublié l’école à cause des vacances qui sont longues quand on est un enfant. Je déteste l’école. Y faut se lever tôt. Ma manman me réveille en venant dans ma chambre et en me caressant la tête et puis en me tapotant les fesses (qui sont sous pougnougnou ma couverture) et puis elle s’approche tout près tout près de ma figure et elle chuchote : « Gil, mon chéri, c’est l’heure de se lever. » Elle chuchote si doucement, si gentiment, je voudrais la tuer. Si seulement je pouvais avoir un réveille-matin !
Je me lève. Je vais aux cabinets. Puis je me lave les dents et la figure. (J’aime mieux la salle de bains du premier qui est bleue. Celle du rez-de-chaussée est rose comme pour une fille.) Et puis je m’habille. Je sais m’habiller tout seul. Manman arrange mes affaires la veille sur l’autre lit qui y a dans ma chambre oùsque Jeffrey dormait sauf que maintenant il a sa chambre pour lui tout seul oùsque Sophie dormait avant sauf que maintenant elle y dort plus. Je sais pas où Sophie dort. Je crois qu’elle dort pas.
Je déteste mes habits, y sont moches. Larry Palmer, lui, ses habits sont super-chouettes. Il est rudement à la mode, mon vieux, avec des vraies fringues de travail. Et une banane comme sur la pub pour Brylcreem.
Quand je suis habillé je descends pour le petit déjeuner que manman fait et que je peux pas encaisser, pour ne rien vous cacher, pasqu’y me donne envie de dégobiller tripes et boyaux. J’ai jamais faim pour le petit déjeuner mais elle m’oblige à le manger. C’est des œufs brouillés avec comme de l’eau tout autour. Ma manman s’assied sur sa chaise oùsqu’elle s’assied toujours, au bout de la table, tournée sur le côté pour être en face de moi. Je m’assieds sur la chaise à Jeffrey pour le petit déjeuner pasqu’il s’en va avant moi. Manman a sa robe de chambre rose. Elle a un filet sur les cheveux. Elle a des pantoufles qui lui pendent des pieds comme ça alors on est obligé de les regarder. Elle a du vernis rouge sur les ongles de ses doigts de pieds qui est tout écaillé et qu’on peut pas s’empêcher de regarder non plus, comme ses jambes qui ont des veines dedans qui sont bleues. Elle a comme une odeur de lotion qu’elle sent de l’autre côté de la table. Y faut que je mange des œufs brouillés pleins d’eau en sentant l’odeur de sa lotion.
Au petit déjeuner, tout reste très coi pasque c’est très tôt le matin. Je peux entendre la pendule du salon. Elle fait tic-tac. Ma manman elle boit toujours une tasse de café. Elle regarde le mur avec des grands yeux. Elle l’aspire en faisant chlllpp ! Et puis elle le garde dans sa bouche pendant une heure. J’attends. Tout est silencieux. Tic-tac. J’attends. Et puis alors elle l’avale. Ça fait le bruit d’une grosse vague déferlante. Alors elle me donne mon déjeuner à emporter. Il est dans un sac en papier d’emballage. Un sac neuf. J’ai un sac neuf tous les jours. Elle le replie trois fois et lui met des agrafes. Y a d’autres enfants qui viennent avec un sac tout froissé, comme ceux de l’orphelinat. D’autres enfants ont des boîtes à déjeuner avec des dessins dessus ce que je trouve cucul la praline moi personnellement.
Je mange pas mon déjeuner. Je le mets dans mon casier et je le laisse là pourrir. La raison c’est que j’ai de la pleurodynie. Cest une maladie, mon docteur le dit, quand j’ai des crampes et puis la diarrhée. Et ça s’appelle pleurodynie. C’est un point de côté, en somme, mais je déduis que, si je mange pas, j’en aurai pas, malgré que je soye un gros mangeur et qu’à la maison je soye toujours le chef du commando des nettoyeurs d’assiette.
À l’école, y a aussi une cantine oùsqu’on peut acheter à déjeuner pour trente-cinq cents. On se met en rang pour faire la queue et les cuisinières sont toutes grosses avec des doigts rouges et un filet sur les cheveux. On a du lait dans des petites bouteilles. Il est tiédasse pasqu’ils le gardent tout près de là oùsqu’y a les chiffons pour nettoyer les tables quand on a fini de manger. L’eau est grise avec des morceaux de choses à manger qui flottent dedans. Ça sent le vomi. On frotte la table avec le chiffon et y laisse une espèce de trace blanche. J’achète pas de lait à l’école vraiment souvent.
Des fois c’est moi qui suis chef de table et je dois nettoyer après le déjeuner. On risque d’être en retard pour rentrer en classe. Une fois j’ai pris un grand balai et je m’en suis servi pour balayer la table et Mlle Smith a dit qu’elle allait me tordre le cou. (Mlle Smith est prof de gym ; elle surveille le déjeuner pasque le réfectoire est installé dans le gymnase, avec des sortes de tables qui rentrent dans les murs comme ça. Mlle Smith pense qu’elle est un homme. Elle porte des blousons et elle a pas de lèvres du tout.)
Le jour de la rentrée, Shrubs est passé me chercher et ensuite on est allé chercher Morty Nemsick qui habite la porte à côté et qui est dingue, pour ne rien vous cacher. Et puis on est allé à l’école. Qui est exactement à trois pâtés de maisons et demi, exactement.
Pour commencer, on a eu assemblée générale.
Les assemblées générales c’est dans l’auditorium. Qui est aussi une classe. J’ai déjà eu auditorium des fois. On y fait du théâtre. Des pièces. Le dernier semestre, une autre classe avait monté le Merveilleux Magicien d’Oz. Ils ont gagné un prix. L’auditorium est une classe spéciale. La moitié de la journée, on a classe dans notre salle, dans le préfa, et l’autre moitié on a des matières spéciales dans d’autres salles.
(C’est dans l’auditorium que j’ai vu des vagues déferlantes une fois dans un film sur la mer, en assemblée générale. C’est des vagues très très grosses, elles se défont lentement.)
Ce jour de la rentrée, on est allé en assemblée juste après l’appel dans nos anciennes salles de classe. Pour aller à l’auditorium il faut de l’ordre. Pas de bavardage, les filles d’un côté, les garçons de l’autre. On attend debout avant de s’asseoir. Chaque classe a sa place. Je m’ai assis près de Shrubs pour qu’on puisse chahuter. Quand on s’est assis il a sorti un stylo qu’il avait oùsqu’on voyait une fille dedans que sa robe elle tombait quand on la retournait à l’envers. Il l’a acheté soixante-quinze cents au patrouilleur du carrefour de Seven Mile Road qui est un voyou. Le stylo m’a donné comme une sorte de drôle de chatouillis dans le ventre, sous le ventre. Tout le monde l’a regardé, on était au milieu d’une rangée. Et puis Mlle Filmer s’est amenée alors Shrubs l’a caché sous sa chemise.
Pour l’assemblée générale, on eu le brigadier Williams. On l’avait déjà eu avant, c’est un flic. Il a un pétard et tout. On lui dit toujours « Descendez Mlle Filmer, feu ! » mais y la descend jamais. C’est un peintre. Il a un chevalet et il dessine les histoires en même temps qu’il les raconte. C’est barbant, mon vieux, c’est pas possible. Il a dessiné un feu, c’était trois ronds, un rouge, un orange et un vert, et puis il nous a dit de faire encore plus attention en hiver quand on traverse à cause que les rues sont glissantes et il a transformé le feu en bonhomme de neige. Il a dessiné un vieux hibou sagace et il l’a changé en bicyclette seulement je sais pas comment pasque je regardais Shrubs retourner son stylo.
Mais alors il est arrivé quelque chose. Mlle Filmer a vu. Shrubs a essayé de le planquer mais trop tard. Elle s’est penchée par-dessus quatre élèves et elle a voulu prendre le stylo, seulement Shrubs a tiré dessus et elle m’est tombée sur les épaules. Elle était rudement lourde pour une maîtresse. Elle a pris le stylo.
— Où avez-vous trouvé ça, mon garçon ?
— Chaipas. (Shrubs dit toujours « chaipas » quand on l’engueule.)
— Qu’est-ce que ça veut dire « je ne sais pas » ?
— Chaipas.
Mlle Filmer s’est mise en rogne.
— Vous allez me répondre oui !
Et Shrubs a dit :
— Chaipas ce que ça veut dire « chaipas ».
— Mais vous ne savez jamais rien, vous, c’est ça ?
— Chaipas, qu’il a encore dit Shrubs.
Mlle Filmer a essayé de lui donner une gifle mais il a baissé la tête et c’est moi qui ai pris. Ça m’a même pas chatouillé. J’ai essayé de me lever mais comme elle était encore à moitié appuyée sur moi elle a basculé et elle est un peu tombée par terre et le stylo est tombé et il a roulé sous les chaises jusqu’au bout de l’auditorium et tout le monde essayait de le ramasser.
Le brigadier Williams a dessiné un signal de passage à niveau et il l’a transformé en patrouilleur de sûreté. (La croix est devenue les deux ceintures de travers.)
C’est Sylvia Grosbeck qu’a ramassé le stylo et l’a donné à Mlle Filmer. La Filmer l’a mis dans sa poche et elle a fait comme ça avec son doigt à Shrubs, ce qui voulait dire viens un peu ici.
— Viens me chercher ! qu’il a dit Shrubs (il était fou furieux).
Et elle l’a fait.
Le brigadier Williams a regardé ce qui se passait et ça lui a fait louper la figure du patrouilleur de sûreté et Marty Polaski a gueulé : « Houou ! Défiguré pour la vie ! » Alors Mlle Filmer l’a attrapé lui aussi et elle les a tirés tous les deux jusqu’au fond de l’auditorium et son bureau. On l’entendait crier et un petit, au premier rang, s’est mis à pleurer tout fort et le brigadier Williams a dit un poème :
Les policiers sont tes amis quand tu te perds. Les patrouilleurs de sûreté sont là pour te faire traverser.
Je m’arrête au rouge et je passe au vert. Ce sont les règles de sécurité.
Et puis la cloche a sonné et tout le monde s’est mis à faire du bruit. Mlle Kolshar a dit : « Ce n’était pas le signal du début des bavardages. » Mais personne ne savait quoi faire pasque c’était la rentrée, le début d’un nouveau semestre et personne savait dans quelle salle aller. Les maîtresses se sont réunies sur l’estrade de l’auditorium et tous les élèves ont commencé à dire bonjour à des voisins. Je me suis demandé où était Shrubs. J’ai pensé que Mlle Filmer l’avait tué.
Et puis Mlle Murdock est arrivée. C’était ma maîtresse quand j’étais en première année. Elle a dit que tout le monde retourne à sa salle de classe où il était l’an dernier et de passer par ici et par là, sauf ceux qu’elle allait lire les noms et elle a lu des noms et y avait le mien de nom. Tous les autres sont partis. J’ai commencé à suer pasque je voyais pas Shrubs. Je pensais que Mlle Filmer l’avait tué. Et je pleurais presque. Elle est sortie de son bureau avec les bras croisés et alors d’un seul coup je m’ai levé. Et je suis allé la trouver sur l’estrade de l’auditorium et pendant que je marchais je m’ai dit que j’étais au sommet d’une montagne très haute et que tous les autres étaient en bas et qu’il y avait du vent qui me soufflait. Je m’ai arrêté juste devant Mlle Filmer et j’ai crié :
— Qu’est-ce que vous avez fait à Shrubs ! que j’ai crié. Si vous lui avez fait du mal, je vous tue, je le jure devant Dieu !
Et puis j’ai fait pipi dans mon pantalon et je me suis mis à pleurer tout fort pasque je pensais que tout le monde y z’avaient vu et puis la porte de l’auditorium s’est ouverte et c’était Jessica et elle a vu.
Je pleurais et je suis allé m’asseoir. J’avais justement classe d’auditorium, c’était pour ça que Murdock elle avait lu mon nom.
M. Stolmatsky est entré. C’est un maître mais c’est aussi un acteur dans une université. C’était lui qui s’était occupé du Merveilleux Magicien d’Oz quand on l’avait monté pour le concours au semestre précédent. Et puis Mlle Filmer a fait une annonce :
— Puisque la quasi-totalité de la distribution du Magicien d’Oz se trouve dans cette classe, M. Stolmatsky a demandé si nous pouvions utiliser cette heure pour répéter en vue du concours qui doit avoir lieu à Lansing.
Je suis resté assis tout seul.
M. Stolmatsky a alors demandé à la troupe de monter sur scène. Jessica s’est levée. Elle était Dorothy. Elle portait la robe rouge qui avait comme de petites vagues dedans quand elle marchait. Il y avait aussi trois garçons. Ils restaient debout sans rien faire. Et il y en avait un quatrième sur le côté de la scène qui soufflait sur son poing. Plus tard, j’ai appris que c’était censé être un micro et que lui faisait le bruit de la tornade. M. Stolmatsky est allé tout au fond de l’auditorium et il a crié :
— Allez, sur les planches, les amants de Thespis ! (Je n’ai pas l’ombre d’une idée de ce que ça peut bien vouloir dire.)
Et puis Jessica s’est retrouvée au milieu de la scène. Elle s’est mise à dire des mots.
Elle disait :
— Tata M, Tata M.
C’était très doux, très bas. M. Stolmatsky a dit qu’il entendait rien mais Jessica l’écoutait pas pasqu’elle regardait quelque part dans le vide. Je voyais très bien ses yeux de là où j’étais, loin pourtant. Ils étaient verts avec des éclats bruns dedans. Elle est restée longtemps à regarder comme ça sans rien faire d’autre et tout le monde attendait. Et puis, très lentement, elle s’est mise à genoux. Elle était à genoux et elle murmurait :
— Tata M, Tata M.
Le garçon qui était sur le côté de la scène a arrêté de souffler sur son poing. Personne ne bougeait. C’était un vrai silence. Jessica a murmuré « Tata M, Tata M », et puis elle s’est tue. Ses lèvres bougeaient mais il n’en sortait aucun mot. Elle s’est allongée par terre et elle a posé sa tête sur son bras.
— Qu’est-ce qui se passe ? a crié M. Stolmatsky. Tu as oublié le reste de ton texte ?
Jessica a levé la tête très lentement et j’ai vu qu’elle pleurait. M. Stolmatsky était très étonné, il n’a rien dit d’autre, et j’ai compris qu’elle n’avait rien oublié.
Au bout de quelques secondes, M. Stolmatsky a dit :
— C’était excellent mon chou, tu nous as vraiment fait aimer Dorothy.
Jessica l’a regardé pendant longtemps.
— Fermez-la, monsieur Stolmatsky, qu’elle lui a dit.
(C’est ma manman qui m’a appris Je n’ai pas l’ombre d’une idée. Elle dit toujours ça quand je lui pose des devinettes de mon hebdomadaire préféré. Celle que j’aime le plus c’est : « Pourquoi le crétin jette-t-il une pendule par la fenêtre ? »)